Après le génocide du Rwanda, la mémoire ne suffit pas
With Stephen Ellis, Le Monde, 23 April 2004
BEAUCOUP a été dit sur le génocide de 1994, qui a coûté la vie à quelque 800 000 Rwandais. Mais il faut plus que le souvenir pour éviter qu'un autre génocide ne se produise, tôt ou tard, quelque part dans le monde.
La nécessité d'être vigilant n'est nulle part aussi grande qu'en Afrique, où l'idéologie menant au génocide est loin d'avoir disparu, en particulier en Afrique centrale. Elle est propagée au Congo, notamment dans la région de l'Ituri, où les communautés Hema et Lendu se sont engagées ces trois dernières années dans une extermination mutuelle désastreuse qui n'est pas sans rappeler le Rwanda. La maladie semble s'étendre plus loin, au Soudan en particulier, avec les assauts atroces du Darfour, et en Côte d'Ivoire, où la situation s'est détériorée de manière alarmante le mois dernier.
Ces situations ont chacune une histoire. Dans la région des Grands Lacs, entre avril et août 1972, plus de 200 000 Hutus du Burundi ont été exterminés par une armée composée en très grande majorité de Tutsis, à la suite d'une insurrection manquée. Cette histoire tragique hante les mémoires. L'absence d'intérêt apparent pour les crimes commis entre 1994 et 1996 au Rwanda, entre 1996 et 1998 au Congo et entre 1993 et 2003 au Burundi n'a pas aidé à chasser l'idéologie qui fait de l'extermination des autres la condition de sa propre survie.
A l'avenir, la communauté internationale doit tout d'abord être mieux préparée à répondre à ces situations quand elles deviennent explosives. Une partie de la réponse consiste à dépasser les idées reçues, naturellement répandues dans un monde où tant de gens ont dû se battre de toutes leurs forces pour échapper au colonialisme. La souveraineté d'un Etat n'est pas un permis de tuer. Elle implique la responsabilité de protéger son propre peuple. Quand on renonce délibérément à cette responsabilité ou que l'Etat est incapable de l'exercer, elle revient à la responsabilité plus étendue de la communauté internationale.
Le seuil de l'intervention militaire doit également être élevé: pertes en vies humaines à grande échelle, réelles ou redoutées, nettoyage ethnique d'envergure, réel ou redouté, exercé par l'expulsion forcée ou d'autres moyens. Elle doit toujours être mise en ÷uvre selon des principes en tenant toujours compte de critères de prudence tels que le bien-fondé de l'intention, le dernier recours, des moyens en proportion et un espoir raisonnable de succès lors d'une intervention l'emportant nettement sur les dégâts causés.
Concentrer le débat de "l'intervention humanitaire" sur "le droit d'ingérence", c'est assurer la continuité de la controverse sur l'existence ou non d'un tel droit. Changer la perspective au profit de celle de la victime et plaider pour une "responsabilité de protéger", c'est créer l'éventualité d'un véritable consensus. Cela peut se révéler la contribution la plus durable de la Commission internationale de l'intervention et de la souveraineté des Etats, parrainée par le gouvernement canadien, dont le rapport de 2001, "La responsabilité de protéger", gagne du terrain, tranquillement mais régulièrement.
La question cruciale demeure, néanmoins, de savoir si l'engagement politique sera suffisant pour agir si - ou plus vraisemblablement quand - le monde se trouvera confronté à un autre Rwanda. Tandis que les pessimistes disent que rien n'a fondamentalement changé et que les politiciens trouveront toujours des raisons pour éviter de faire ce qu'ils ne veulent pas faire, les optimistes disent qu'il existe à présent tellement d'avertissements préalables et de moyens de campagne - notamment avec l'apparition sur le devant de la scène d'organisations comme l'International Crisis Group - qu'il est impensable qu'une négligence choquante puisse encore prévaloir à cette échelle.
Cependant, même les optimistes, dont nous faisons partie, doivent faire face à la réalité, qui veut que les effectifs militaires internationaux à déployer dans ces situations sont lamentablement insuffisants. Le secrétaire général Kofi Annan a fait tout ce qu'il pouvait pour réformer la façon dont les Nations unies assurent le maintien de la paix: augmentation des effectifs des états-majors, mise en place de dispositifs de réserve pour accélérer le déploiement, assurance de troupes suffisantes.
Les Etats membres n'accomplissent pourtant pas leur part. Les désastres liés au maintien de la paix dans les années 1990 ont appris à l'ONU qu'elle ne pouvait pas s'opposer à une guerre ni faire des opérations de mise en application de la paix. Seuls des pays compétents ou des coalitions de pays compétents le peuvent. Une telle force manquant à l'Afrique, les actions de mise en application de la paix reviennent aux Etats-Unis et à l'Europe, comme cela s'est produit lorsque le Royaume-Uni a envoyé des troupes en Sierra Leone, la France en Côte d'Ivoire et les Etats-Unis, sans enthousiasme, un petit contingent au Liberia.
Quelques signes de progrès apparaissent néanmoins. Ainsi, lorsque la mission de l'ONU au Congo a dû faire face à des massacres dans la ville d'Ituri, dans l'est du pays, en mai 2003, la France a pris la tête d'une réponse internationale en organisant l'opération "Artémis". Cette intervention a sécurisé la ville et l'aéroport de Bunia pendant trois mois, en attendant le déploiement d'une force de maintien de la paix de l'ONU.
Bénéficiant d'un soutien logistique d'autres pays de l'Union européenne, la force de l'opération "Artémis" a presque certainement empêché un génocide en Ituri. Elle a aussi prouvé qu'une intervention extérieure réussie était possible en dehors des structures de défense de l'OTAN.
Depuis lors, toutefois, les profits psychologiques et politiques de cette opération ont été réduits par le manque d'effectifs de la mission de l'ONU, qui, en dépit de ses hélicoptères de combat et de ses trois bataillons d'infanterie bien armés, est incapable de faire face aux attaques répétées des miliciens de l'Ituri et, plus encore, de les désarmer.
Bien que 150 000 hommes soient présents en Irak et 10 000 en Bosnie neuf ans après le cessez-le-feu, il semble au-delà des moyens de la communauté internationale d'envoyer plus de 10 000 hommes au Congo, pays grand comme l'Europe continentale.
Le dilemme des opérations de paix en Afrique sub-saharienne - où les puissances occidentales ont en général les moyens, mais rarement le désir de les entreprendre, à l'inverse des pays de cette région - ne peut être résolu que par un effort international important pour former une force locale très bien entraînée et prête à se déployer. L'UE a commencé très fort dans ce sens en allouant 300 millions de dollars en février pour former cinq brigades régionales (de 2 000 à 3 000 hommes chacune), dirigées par des états-majors multinationaux. Elles doivent être prêtes d'ici à 2005 à assurer le maintien de la paix et, d'ici à 2010, pour des opérations plus complexes de mise en application de la paix.
2010 paraît une date bien lointaine. Il serait fort souhaitable que ce programme soit accéléré, en particulier par une participation importante des Etats-Unis. Ceux-ci contribuent actuellement à un programme similaire, lancé en 1996 avec un budget d'environ 15 millions de dollars (sur un budget de la défense de quelque 400 milliards).
Beaucoup de pays ont le Rwanda sur la conscience. La manière d'effacer cette tache ne passe pas par des cérémonies du souvenir, mais par des actions efficaces.
Gareth Evans est président de l'International Crisis Group (ICG) et a coprésidé la commission internationale de l'intervention et de la souveraineté des etats. Stephen Ellis est directeur du programme africain de l'ICG.
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