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Tribunal international: séparer le politique du judiciaire

L'Orient-Le Jour, 19 July 2007


Dans une région complexe et marquée par de nombreux contentieux, il est souvent difficile d’exprimer clairement communiquer des positions réfléchies, pondérées et indépendantes. Un seul commentaire imprudent de la part d’un jeune employé ou une seule erreur journalistique risque de provoquer de graves malentendus et une vague de critiques infondées. C’est ce qui s’est produit récemment avec l’International Crisis Group, à propos de l’un des sujets de politique internationale les plus sensibles du moment : la résolution du Conseil de sécurité de l’ONU instaurant un tribunal chargé de l’enquête sur l’assassinat en 2005 de l’ancien Premier ministre libanais Rafiq Hariri et sur d’autres meurtres.

Que la position de Crisis Group soit claire : nous ne nous opposons et ne nous sommes jamais opposés à la mise en place de ce nouveau Tribunal spécial pour le Liban. Mais nous sommes d’avis qu’il est important de bien saisir ce que cette nouvelle institution devrait accomplir, et ce qu’elle peut accomplir, dans le contexte politique plus large dans lequel elle a été introduite. Il faut également comprendre dans quelle mesure sa mise en place devra être complétée par d’autres initiatives politiques.

Établi le 30 mai dernier par le Conseil de sécurité, au nez et à la barbe d’un Parlement libanais désespérément divisé, le Tribunal marque un moment sans précédent dans l’histoire de la justice internationale. C’est en effet la première fois qu’un tel organisme est créé pour se pencher sur un crime politique qui vise des assassinats politiques spécifiques. Il n’est donc pas surprenant que la question même du Tribunal soit devenue si fortement politisée. Après tout, il n’y a pas que le jugement des criminels qui soit en jeu.

Trois acteurs principaux soutiennent la création du Tribunal spécial, chacun d’entre eux ayant leurs propres objectifs. Pour la France, cette nouvelle institution et sa forte visibilité vise à protéger le Liban en agissant comme un instrument de dissuasion face au voisin syrien, largement accusée d’implication dans le meurtre d’Hariri.

Pour les « Forces du 14 mars », le Tribunal représente le renforcement de la Révolution du Cèdre, ces manifestations de masse ayant suivi l’assassinat d’Hariri et ayant mené au retrait des troupes syriennes du Liban. Bien sûr, alors qu’elles espèrent en priorité sceller de manière définitive et irrévocable le retrait syrien, les « Forces du 14 mars » ne verraient pas d’un mauvais œil leurs ennemis internes, principalement le Hezbollah, être discrédités au cours du processus.

Pour les États-Unis, troisième acteur principal soutenant le Tribunal, le Liban n’est qu’une pièce de plus dans l’échiquier moyen-oriental – une manière de plus d’affaiblir l’axe Hezbollah-Syrie-Iran. Le Tribunal devrait etre un moyen de pression supplémentaire sur Damas afin qu’elle s’écarte de Téhéran et mette un terme au soutien qu’elle apporte au Hezbollah et au Hamas.

Ce nouveau processus judiciaire comprend donc plusieurs objectifs qui vont bien au-delà de la volonté – partagée par Crisis Group – d’assurer que justice soit faite pour Rafiq Hariri. La résolution des Nations unies ne mentionne certes pas spécifiquement la Syrie, mais il ne fait de doute à personne que le régime de Damas est la cible de ces trois acteurs principaux.

Le problème réside dans le fait que la Syrie ne collaborera pas avec ce qu’elle dépeint comme un simulacre de tribunal, créé dans le seul but de déstabiliser son régime. Même si des membres du régime eux-mêmes n’étaient pas impliqués, il est fort peu probable que la Syrie livre des suspects pour qu’ils soient jugés devant le Tribunal. Les accusés seront donc vraisemblablement jugés par contumace, tandis que la Syrie jugera des responsables soigneusement choisis – certains parleraient plutôt de boucs émissaires – sur son propre territoire, comme l’a déjà promis le président Bachar al-Assad.

A supposer que la Syrie soit reconnue coupable, que se passera-t-il ensuite ? Quelles sanctions la communauté internationale pourrait-elle bien imposer au régime ? Tout embargo économique sur la Syrie aurait de graves conséquences sur une économie libanaise déjà fragile, vu qu’un nombre important de son commerce passe par la Syrie. L’isolement diplomatique de Damas, qui a déjà montré ses limites, mène également à l’impasse. Aucune partie ne bénéficierait de telles mesures . Quant à tenter de faire chuter le régime, comme certains l’exigent, cela entrainera sans nul doute des conséquences très graves pour le Liban, car Damas choisira comme champ de bataille celui dans lequel sa capacité de destruction demeure la plus forte.

En fait, ni la France, ni les forces du 14 Mars ni les Etats-Unis ne sont en mesure d’atteindre leurs objectifs à travers le Tribunal. Le Tribunal a peu de chances d’amener les coupables devant la justice ; il ne protègera pas le Liban ; et il ne provoquera pas les changements en Syrie souhaités par les pays occidentaux. La Syrie peut entraver le processus et s’en tirer à bon compte. Cela ne veut pas dire que la Syrie sortira vainqueur de la confrontation, mais qu’elle ne capitulera pas. En d’autres termes, la communauté internationale est en train d’investit des efforts considérables dont ressortiront au bout du compte un match nul.

Ceux qui soutiennent le Tribunal sous-estiment la victoire importante qu’ils ont déjà remportée : après ses erreurs impardonnables au Liban, la Syrie a dû se retirer du pays de manière humiliante. Certes, il reste encore des questions importantes à résoudre. En tout premier lieu, les Libanais doivent savoir qu’aucun retour en arrière ne sera possible :ni vol de leurs richesses, ni intimidation de leur classe politique ; ni assassinats politiques. La Syrie devra également ouvrir une ambassade à Beyrouth, fournir des explications sur le sort de nombreux Libanais disparues, et démarquer de façon définitive la frontière entre les deux pays. Mais espérer que la Syrie capitulera sous la pression revient à prendre ses désirs pour des réalités. C’est aussi la meilleure façon de garantir la déstabilisation du Liban.

Le processus judiciaire doit continuer, mais la Syrie doit en meme temps obtenir des garanties que son but n’est pas de saper le régime. Les paroles et les gestes sans effet qui prétendent vouloir relancer les relations avec Damas ne suffisent pas. C’est pourquoi Crisis Group a recommandé un dialogue basé sur des démarches significatives et concrètes : remettre la question du Golan sur la table, relancer les négociations sur un partenariat économique avec l’Union européenne, et mettre en œuvre des formes de coopération entre les États-Unis et la Syrie au sujet de l’Irak.

En empruntant ce chemin, les pays occidentaux feraient d’une pierre trois coups. Ils prouveraient de manière tangible, bien qu’implicite, que l’objectif n’est pas de déstabiliser le régime. Deuxièmement, ils fourniraient au régime des ressources alternatives, de sorte que si le processus judiciaire venait à impliquer la Syrie, Damas serait en mesure de payer le prix sans risquer la perte de toute légitimité. Enfin, en proposant à la Syrie des mesures incitatives qui pourraient être reconsidérées au cas où Damas faisait obstruction au Tribunal, l’Occident se doterait de l’influence dont elle a désespérément besoin et dont elle manque cruellement.

En d’autres mots, la normalisation des relations entre la Syrie et le Liban doit coïncider avec la normalisation parallèle - conditionnelle - entre la Syrie et l’Occident. La Syrie doit se voir proposer un choix clair entre un compromis qui servira les intérêts de tous et une confrontation qui, aujourd’hui, semble inévitable . Faire du Tribunal une question de vie ou de mort pour Damas est le meilleur moyen de détruire le Liban.

Gareth Evans est Président de l’International Crisis Group, www.crisisgroup.org